4

 

 

Il faisait une chaleur d’enfer à Dallas, en particulier sur le tarmac. En fin de compte, l’automne n’avait tenté qu’une brève percée avant de capituler devant un retour en force de l’été. Des courants d’air torrides, charriant toutes les odeurs et tous les bruits de l’aéroport de Dallas-Fort Worth, semblaient s’être donné justement rendez-vous au pied de la rampe de déchargement de l’avion où je patientais. J’avais voyagé normalement, en classe touriste, mais Bill avait bénéficié d’un traitement spécial.

Je faisais le pied de grue, en secouant les pans de ma veste de tailleur pour essayer vainement de me rafraîchir, quand un prêtre s’est approché de moi.

Au début, je n’ai pas osé le repousser. Le respect de la soutane, sans doute. Dieu sait que je n’avais pourtant aucune envie de parler ! Je venais de prendre l’avion pour la première fois, et j’étais encore sous le coup de cette nouvelle expérience. Mais je n’étais pas au bout de mes peines, loin de là. L’aventure ne faisait que commencer, et j’étais un peu tendue à la perspective de ce qui m’attendait.

— Puis-je vous être utile ? m’a demandé le prêtre. Excusez-moi de vous aborder de manière aussi cavalière, mais je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer votre pénible situation, et si vous avez besoin d’aide, de soutien...

Il semblait débordant de compassion. Il avait aussi l’attitude des gens habitués à recevoir un bon accueil même lorsqu’ils s’adressent à de parfaits inconnus. Il avait cependant une coupe de cheveux que je trouvais bizarre pour un homme d’Église : ses cheveux châtains étaient un peu trop longs et coiffés n’importe comment. Il arborait également une grosse moustache. Cela dit, je n’y ai pas fait très attention, sur le moment.

— Ma situation ?

Je ne l’avais pas vraiment écouté. Je venais d’apercevoir le cercueil en bois verni à la porte de l’avion. Bill était un incorrigible traditionaliste. Un cercueil en métal aurait pourtant été plus pratique pour le voyage. Des employés en uniforme le faisaient doucement glisser vers le sommet de la rampe – sans doute avaient-ils du matériel à roulettes prévu pour ça. La compagnie avait promis à Bill qu’il arriverait à destination sans une égratignure. Et les hommes en armes alignés derrière moi veillaient à ce qu’aucun fanatique ne se rue sur le cercueil pour faire sauter le couvercle. C’était un des extras dont Anubis Air faisait la pub. À la demande de Bill, j’avais également précisé qu’il devait être le premier à sortir de la soute.

Jusque-là, tout s’était bien passé.

J’ai levé les yeux vers le ciel. Les lumières de l’aéroport s’étaient allumées quelques minutes auparavant. La tête de chacal noir sur la queue de l’appareil n’en paraissait que plus sauvage. J’ai consulté ma montre pour la énième fois.

— Oui, je suis vraiment navré.

J’ai lancé un regard distrait à mon voisin. Était-il monté dans l’avion à Bâton Rouge ? Son visage ne me disait rien. Mais j’avais été plutôt nerveuse durant tout le vol.

— Navré ? Pourquoi ?

Il a eu l’air abasourdi.

— Eh bien...

Il a hoché la tête en direction du cercueil qui descendait maintenant la rampe sur le tapis roulant.

— Votre deuil, a-t-il ajouté avec componction. Un être cher, sans doute ?

Il s’est encore rapproché.

— Euh... oui, ai-je bredouillé, à mi-chemin entre la perplexité et l’exaspération.

Qu’est-ce qu’il fichait là, celui-là ? La compagnie ne payait quand même pas un prêtre pour accueillir toutes les personnes qui accompagnaient un cercueil ! J’ai commencé à me poser des questions.

Lentement, prudemment, j’ai levé mes barrières mentales pour examiner les pensées de l’inconnu qui se tenait à mes côtés. Oui, je sais, je sais : violation de la vie privée. Mais je ne devais pas seulement veiller à ma propre sécurité. J’étais aussi responsable de celle de Bill.

Coïncidence : le prêtre (qui se trouvait être un puissant émetteur) pensait lui aussi à la tombée de la nuit. Avec nettement moins d’impatience que moi, cependant. Il l’appréhendait, même, et avec une anxiété croissante. Et il espérait que ses amis étaient bien là où ils étaient censés se trouver.

En m’efforçant de ne rien montrer de mes soupçons, j’ai de nouveau levé les yeux vers le ciel. Il ne restait qu’une faible lueur crépusculaire.

— Votre époux, peut-être ? a insisté le pot de colle à plastron amidonné, en refermant sa main sur mon bras.

Il commençait à devenir un peu effrayant, ce type. Je me suis tournée vers lui. Il observait les porteurs qui s’activaient dans la soute. Tous arboraient le logo d’Anubis Air sur leurs survêtements noir et argent. Son regard s’est ensuite porté sur les employés de l’aéroport qui se préparaient à charger le cercueil sur une espèce de long chariot capitonné. Il voulait... Que voulait-il exactement ? Il attendait quelque chose... que tous aient l’air occupés ailleurs... qu’ils ne le voient pas... pas faire quoi ?

— Non. Mon petit ami.

Je ne voulais pas éveiller ses soupçons. Et puis, ma grand-mère m’a appris la politesse. Mais elle ne m’a pas appris à être bête. J’ai discrètement ouvert mon sac pour prendre la bombe lacrymogène que Bill m’avait donnée pour parer à toute éventualité. Je l’ai cachée dans ma main, le bas ballant le long de ma jambe. J’ai voulu m’écarter du prêtre, mais il a immédiatement resserré son emprise sur mon bras. C’est à ce moment-là que le cercueil s’est brusquement ouvert.

Les deux employés qui l’accompagnaient se sont jetés à terre, puis se sont redressés précipitamment pour exécuter une profonde révérence. L’employé au sol qui guidait le chariot a lâché un « Merde ! » sonore avant de les imiter (un petit nouveau, je présume). Ce déballage d’obséquiosité faisait aussi partie des extras d’Anubis Air.

Le prêtre a crié un « Mon Dieu, aidez-moi ! » de circonstance. Mais au lieu de tomber à genoux, comme on aurait pu s’y attendre, il s’est porté d’un bond sur ma droite, m’a saisie par le bras qui tenait la bombe lacrymogène et a commencé à me tirer derrière lui.

Au début, j’ai cru qu’il essayait de me protéger du danger que représentait sans doute, à ses yeux, le cercueil ouvert. Et j’imagine que c’est l’impression que tout le monde a eue, car personne n’a bougé, pas même quand j’ai hurlé : « Lâchez-moi ! » à pleins poumons.

Le prêtre essayait à présent de courir, m’entraînant toujours à sa suite. Je freinais des deux pieds, les talons aiguilles plantés dans le bitume, et je me débattais en secouant le bras – je ne suis pas vraiment du genre à laisser quelqu’un m’emmener là où je n’ai pas envie d’aller. Pas sans me défendre, en tout cas.

— Bill !

Je commençais à avoir vraiment peur. Le prêtre n’était pas un colosse, mais il était tout de même plus grand et plus fort que moi. Et il était presque aussi têtu, apparemment : j’avais beau résister, centimètre par centimètre, la porte du terminal (celle sur laquelle une plaque indiquait « Réservé au personnel ») se rapprochait. Un vent chaud et sec venait de se lever. Si j’utilisais ma bombe, les produits chimiques me reviendraient en pleine figure.

Bill s’était redressé dans son cercueil et jetait à présent un regard circulaire autour de lui, en se passant la main dans les cheveux.

La porte de service s’est ouverte. Il y avait un homme derrière. Le prêtre avait donc des renforts...

— Bill !

J’ai senti un violent courant d’air autour de moi. Le prêtre m’a brusquement lâchée, s’est faufilé par la porte et a détalé comme un lapin. J’ai chancelé. Je serais probablement tombée si Bill ne m’avait pas rattrapée.

— Tiens, un revenant !

Je jouais la fille décontractée, mais je n’en menais pas large. J’ai tiré sur la veste de mon tailleur tout neuf et je me suis tournée vers Bill, un large sourire aux lèvres (bonne idée d’avoir pensé à me remettre du rouge à l’atterrissage). Puis j’ai jeté un coup d’œil dans la direction que le prêtre avait prise, tout en rangeant ma bombe lacrymogène dans mon sac.

— Ça va, Sookie ? s’est inquiété mon vampire préféré en se penchant pour m’embrasser, sans se soucier une seule seconde des regards et des murmures des passagers d’un autre vol qui venait d’arriver.

Le monde entier avait peut-être découvert, deux ans plus tôt, que, loin d’être des personnages légendaires destinés à faire le bonheur des amateurs de films d’horreur, les vampires cohabitaient avec nous depuis toujours, mais beaucoup de gens n’en avaient encore jamais vu en chair et en os. Bill les ignorait souverainement – il faut dire qu’il est très doué pour ignorer les choses qu’il n’estime pas dignes de son attention.

— Oui, oui, ça va, ai-je répondu d’un ton qui se voulait convaincant. Je me demande pourquoi il m’a agrippée comme ça.

— Il a peut-être cru que je te menaçais.

— Non, je ne pense pas. Il avait l’air de très bien savoir que je t’attendais et de tenir absolument à m’emmener avant que tu te réveilles.

— Voilà un problème qui mérite plus ample réflexion, s’est contenté de répondre Bill, très tranquille. En dehors de ça, comment s’est déroulée ta soirée ?

— Le vol ? Ça a été, ai-je répondu, laconique et boudeuse. Je me suis plutôt ennuyée.

— Rien d’anormal ?

Il s’était parfaitement rendu compte que sa réaction m’avait vexée. Je m’étais pratiquement fait kidnapper, et il s’en contrefichait. C’était tout juste s’il ne me parlait pas de la pluie et du beau temps !

— Vu que je n’avais jamais voyagé en avion avant, j’ignore ce que tu appelles «normal » en la matière, ai-je rétorqué, acerbe. Je dirais que tout s’est passé sans incident jusqu’à ce que le prêtre me saute dessus.

Bill a haussé les sourcils, avec cet air supérieur qu’il prend parfois et qui a le don de m’exaspérer. Il commençait à m’énerver franchement, et je lui ai dit le fond de ma pensée :

— Si ce type est curé, alors, moi, je suis le pape ! Qu’est-ce qu’il fabriquait à la descente de l’avion ? Pourquoi est-il venu me parler ? Ce qui est sûr, c’est qu’il attendait que tout le staff d’Anubis Air regarde ailleurs. Pour quoi faire ? Mystère et...

— On discutera de tout ça plus tard, m’a dit Bill d’un ton pressant, en désignant du menton l’attroupement qui se formait autour de l’avion.

Et, sur ces paroles, il a tourné les talons. Il a foncé sur les employés d’Anubis Air, sans doute pour leur passer un savon parce qu’ils n’étaient pas venus à mon secours. Il parlait trop bas pour que je puisse l’entendre et il affichait un calme olympien, mais à voir la façon dont les types blêmissaient et dont ils se mettaient soudain à bafouiller en multipliant les courbettes, ce n’était pas trop difficile à deviner. Il est ensuite revenu vers moi, m’a pris par la taille et s’est dirigé vers le terminal.

— Livrez le cercueil à l’adresse indiquée sur le côté, a-t-il lancé par-dessus son épaule. J’ai réservé au Silence Éternel.

Le Silence Éternel était le seul complexe hôtelier de toute la région à avoir entrepris les coûteux travaux de rénovation nécessaires pour recevoir dignement la nouvelle clientèle des vampires. C’était l’un de ces « grands hôtels du centre pratiquement nés avec la ville », disait la brochure.

Bill s’est arrêté à mi-chemin du petit escalier qui débouchait sur le grand hall d’accueil des passagers.

— Maintenant, raconte-moi tout, m’a-t-il demandé.

J’ai levé les yeux vers lui et je me suis exécutée, lui relatant par le menu les événements survenus depuis mon arrivée. Il était vraiment d’une pâleur cadavérique. Il devait mourir de faim.

Il m’a ouvert la porte, et je me suis brusquement retrouvée plongée dans la bruyante agitation de l’un des plus grands aéroports internationaux du monde.

— Et tu n’as pas sondé son esprit ?

— Au début, j’étais distraite. J’étais trop occupée à me remettre du vol. Le temps que j’y pense, tu sortais déjà de ton cercueil, et il se faisait la malle. Pourtant, j’ai eu une drôle d’impression...

J’ai hésité. C’était un peu tiré par les cheveux, mon histoire, non ?

Bill attendait la suite sans rien dire. Il n’est pas du genre à perdre sa salive pour rien. Il ne me coupe jamais la parole et me laisse toujours aller au bout de mes arguments (une perle, je vous dis !).

On s’était immobilisés en même temps. Au bout d’une bonne minute de silence, j’ai fini par reprendre la parole.

— J’ai eu l’impression qu’il était là pour me kidnapper. Je sais, ça a l’air délirant. Qui aurait pu savoir que j’étais là ? Ou même qui j’étais tout court ? Surtout à Dallas ! Et qui pouvait être au courant de l’heure d’arrivée de mon vol ? Ça n’a pas de sens. C’est pourtant bel et bien l’impression que j’ai eue.

Bill m’a pris les mains. Les siennes étaient glacées.

J’ai levé la tête vers lui. Non pas qu’il soit si grand que ça, ou que je sois naine, mais il faut quand même que je lève les yeux pour le regarder. C’est d’ailleurs un truc dont je suis assez fière : je lieux le regarder droit dans les yeux sans succomber au fameux pouvoir des vampires. Pourtant, parfois, je voudrais bien que Bill puisse effacer ma mémoire ou changer une partie de mes souvenirs – celui de la ménade, par exemple. Ça ne me dérangerait pas d’oublier ce petit épisode de mon existence.

Bill était en train de réfléchir à ce que je venais de lui dire. À sa manière habituelle : en enregistrant les éléments intéressants en vue de futurs recoupements éventuels.

— Alors, comme ça, tu t’es ennuyée pendant le vol ? m’a-t-il demandé à brûle-pourpoint.

Maintenant que j’avais vidé mon sac, il estimait sans doute préférable de me changer les idées, ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort. Et puis, il me connaissait : il savait bien que j’avais joué les blasées parce que j’étais vexée.

J’ai bien dû lui avouer qu’en fait, voler était une sensation grisante. Et il n’a pas eu besoin de me supplier pour que je lui raconte mon épopée.

— J’ai d’abord vérifié que tu étais bien dans la soute. Après, je suis montée rejoindre ma place, et l’hôtesse nous a montré ce qu’il fallait faire en cas de crash. J’étais assise juste à côté d’une sortie de secours. Elle nous a dit de ne pas nous inquiéter si on pensait qu’on ne saurait jamais gérer une situation d’urgence, parce que le personnel de bord était là pour ça. Moi, je crois que je pourrais. Pas toi ? Gérer une situation d’urgence, je veux dire. Et puis, elle m’a apporté un magazine et un verre de jus d’orange.

En tant que barmaid, j’avais rarement l’occasion de me faire servir. J’avais adoré ça.

— Je suis persuadé que tu peux gérer n’importe quelle situation, Sookie. As-tu eu peur au moment du décollage ?

— Non, au contraire. Mais j’étais un peu tendue à cause de ce soir. En dehors de ça, c’était génial.

— Dommage que je n’aie pas pu partager ça avec toi ! a-t-il dit dans un murmure qui m’a enveloppée comme une caresse.

Il m’a serrée contre lui. J’ai chuchoté contre sa chemise en soie :

— Ce n’est pas grave.

Je le pensais presque.

— Tu sais l’effet que ça fait, quand on prend l’avion pour la première fois : c’est à la fois excitant et effrayant. Mais tout s’est bien passé... jusqu’à mon arrivée.

Je pouvais toujours râler et jouer les affranchies, j’étais drôlement contente que Bill se soit levé à temps pour me guider dans l’aéroport. Perdue au milieu de cette immense ruche, je me serais sentie dans la peau de la petite cousine de province qui débarque dans la grande ville avec sa valise en carton.

On n’a pas reparlé du prêtre, mais je savais que Bill n’avait pas dit son dernier mot. Il m’a emmenée récupérer les bagages, puis nous nous sommes mis en quête d’un taxi. Il aurait très bien pu me laisser quelque part et s’en occuper tout seul, mais, comme il me l’a fait fort justement remarquer, il fallait que j’apprenne à me débrouiller seule, car il ne serait pas toujours là pour m’aider, surtout si, dans un futur plus ou moins proche, nos « affaires » nous amenaient à nous déplacer en plein jour.

Bien que l’aéroport soit bondé et rempli de gens chargés comme des baudets, qui semblaient tous être d’une humeur de chien et s’agitaient dans tous les sens, j’ai réussi à m’orienter en suivant les pancartes, avec quelques petits coups de coude coopératifs de Bill de temps à autre. J’avais pris la précaution de renforcer les boucliers mentaux dont je me protège dans les lieux trop fréquentés ou dans les endroits clos (les transports publics, notamment). C’était déjà assez dur comme ça de baigner dans cette atmosphère saturée de stress, je n’avais pas envie de supporter les petits malheurs privés des voyageurs par-dessus le marché. J’ai indiqué la station de taxis au porteur qui s’occupait de nos bagages (que Bill aurait pu facilement prendre sous un seul bras). On était dans la voiture et en route pour l’hôtel moins de trois quarts d’heure après que l’avion avait touché le tarmac. Les employés d’Anubis Air avaient promis à Bill qu’il trouverait son cercueil dans sa chambre dans les trois heures suivant l’atterrissage. Eh bien, on allait voir s’ils tenaient leur promesse. De toute façon, s’ils ne respectaient pas leurs engagements, on avait droit à un voyage gratuit, alors...

J’avais oublié l’immensité de Dallas. La densité de la circulation et les lumières de la ville m’impressionnaient. Tournée vers la vitre, je contemplais tout avec de grands yeux de gamine émerveillée. Quant à Bill, il me regardait avec un petit sourire indulgent plutôt agaçant.

— Tu es bien comme ça, Sookie. Ce tailleur te va comme un gant.

— Merci.

Ça m’a rassurée. Et flattée, il faut bien le dire. Bill avait tenu à ce que j’aie l’air « professionnelle ». Quand je lui avais demandé « professionnelle de quoi ? », il m’avait lancé un de ces regards ! Bref. Je portais donc un tailleur anthracite avec un chemisier blanc, des perles de culture aux oreilles, un sac en cuir noir et des escarpins à hauts talons assortis. J’avais même tiré mes cheveux en arrière pour me faire une coiffure tarabiscotée avec un accessoire que j’avais commandé à la télé. Arlène m’avait aidée. Selon moi, on ne pouvait pas faire plus professionnel comme look – dans le genre employée des pompes funèbres, mais bon, Bill avait l’air d’approuver. J’avais acheté la panoplie au grand complet chez Tara’s Togs et mis le tout sur son compte (ça rentrait bien dans les frais de représentation, non ?). Je ne pouvais donc pas me plaindre d’avoir dû faire des dépenses inutiles.

Évidemment, je me serais sentie beaucoup mieux dans ma tenue de Chez Merlotte. Et puis, avec mon uniforme de serveuse, j’aurais pu mettre mes Adidas, au lieu de ces maudits talons aiguilles.

Le taxi s’est garé devant l’hôtel, et le chauffeur est descendu pour sortir les bagages du coffre. J’avais pris des vêtements pour trois jours. Si tout se passait bien, je devais avoir accompli ma mission et être de retour à Bon Temps dès le lendemain soir. Mais il valait mieux ne pas trop compter là-dessus, aussi avais-je prévu quelques tenues de rechange, au cas où.

Je suis descendue de voiture pendant que Bill payait le chauffeur. Un chasseur de l’hôtel était déjà en train de charger les bagages sur un chariot. Il s’est tourné vers Bill.

— Bienvenue au Silence Éternel, monsieur. Je m’appelle Barry et je...

Bill s’est approché de la porte, et la lumière du hall de l’hôtel a éclairé son visage.

— ... je suis votre porteur, a achevé Barry d’une voix mal assurée.

Je l’ai remercié pour lui laisser le temps de se reprendre.

Il ne devait pas avoir plus de dix-sept, dix-huit ans. Ses mains tremblaient un peu. J’ai abaissé mes barrières mentales pour savoir ce qui le perturbait tant.

À ma grande surprise, je me suis aperçue que Barry était également télépathe. Mais il en était encore au stade où j’en étais quand j’avais douze ou treize ans. Ce garçon était une véritable catastrophe ambulante ! Il était parfaitement incapable de se contrôler. Pour couronner le tout, il était en pleine phase de déni. J’étais partagée entre l’envie de le serrer dans mes bras et celle de le secouer comme un prunier. Puis je me suis rendu compte que je n’avais pas le droit de trahir son secret. J’ai détourné les yeux et je me suis balancée d’un pied sur l’autre, comme quelqu’un qui commence sérieusement à s’impatienter.

— Je vais vous suivre, si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer, s’est-il empressé de marmonner.

Bill lui a souri. Barry a essayé de lui rendre son sourire sans grand succès, puis il s’est concentré sur son chariot et s’est occupé de la tâche pour laquelle il était payé. C’était sans doute Bill qui l’avait effrayé. Son apparence, du moins, puisque Barry ne pouvait pas lire dans ses pensées – l’attrait principal des vampires, à mon sens. Eh bien, il avait intérêt à s’endurcir, parce qu’il risquait d’avoir quelques petits problèmes s’il voulait travailler dans un hôtel spécialement aménagé pour les vampires et qu’il perdait ses moyens chaque fois qu’il en arrivait un !

Pour certaines personnes, tous les vampires sont terrifiants. Pour moi, ça dépend du vampire. Je me souviens de la première fois que j’ai vu Bill. Je l’ai trouvé extrêmement différent, c’est vrai, mais il ne m’a pas vraiment effrayée.

Je n’aurais pas pu en dire autant de la vampire qui nous attendait dans le hall de l’hôtel. En voilà une qui vous donnait des frissons. Le pauvre Barry devait appeler sa mère chaque fois qu’il l’approchait ! Elle nous a abordés au moment où, après avoir signé le registre à la réception, Bill rangeait sa carte de crédit dans son portefeuille – à ce propos, essayez donc d’obtenir une carte bleue quand vous avez cent soixante ans. La croix et la bannière !

J’ai profité de ce que Bill tendait un pourboire à Barry pour me cacher derrière mon vampire, en espérant que notre charmante hôtesse ne me remarquerait pas. C’était une grande femme brune qui avait vraiment tout d’un cadavre ambulant.

— Bill Compton ? L’investigateur de Louisiane ?

Sa voix était aussi glaciale que celle de Bill, mais sans la moindre inflexion. Elle parlait d’un ton monocorde totalement désincarné : une vraie voix d’outre-tombe ! Ça devait faire belle lurette qu’elle était morte. Elle était blanche comme un linge et aussi plate qu’une planche à repasser. Sa longue robe bleue et or ne faisait rien pour améliorer les choses, au contraire : elle accentuait son extrême pâleur et sa silhouette longiligne dépourvue de formes. Sa tresse noire qui tombait pratiquement jusqu’à ses chevilles et le vert étincelant de ses yeux la rendaient plus étrange encore.

— Oui.

Les vampires ne se serrent pas la main. Bill et son homologue se sont regardés, puis ont échangé un léger signe de tête.

— C’est elle ?

Elle a dû agiter la main dans ma direction, parce que j’ai vaguement détecté une tache floue du coin de l’œil.

— Laissez-moi vous présenter ma compagne et collègue, Sookie Stackhouse, a répondu Bill en acquiesçant d’un hochement de tête.

La vampire a marqué une pause, puis a opiné du bonnet pour lui faire comprendre qu’elle avait bien saisi le sous-entendu. Puis elle s’est présentée à son tour.

— Je suis Isabeau de Belmont. Après avoir récupéré vos bagages et pris le temps de vous installer confortablement dans votre chambre, vous descendrez me rejoindre ici.

— Avant toute chose, il me faut du sang, lui a dit Bill.

Isabeau m’a jeté un bref coup d’œil interrogateur, visiblement étonnée que je ne subvienne pas aux besoins de mon compagnon. Elle s’est toutefois contentée de répondre :

— Il vous suffira d’appeler le room service.

Puis elle nous a congédiés d’un geste.

 

Quant à moi, misérable mortelle, il ne me resterait plus qu’à commander à la carte. Si j’en avais le temps, car, vu les délais impartis, il était clair que si je ne voulais pas expédier mon repas, je ferais mieux d’attendre que mes « affaires » aient été réglées pour dîner.

Une fois terminés les échanges de civilités avec le garçon d’étage et les bagages posés au milieu de la chambre, assez grande pour contenir un lit double et un cercueil, le silence, dans le salon (on nous avait réservé une suite), est vite devenu insupportable. Il y avait bien un minibar rempli de PurSang, mais je me doutais que ce soir Bill n’allait pas se contenter de ces ersatz industriels...

— Il faut que je téléphone, Sookie.

On en avait déjà discuté, avant le départ.

— Oui, bien sûr.

Mais je n’ai pas pu le regarder et j’ai quitté la pièce en refermant la porte derrière moi. D’accord, il était obligé d’en saigner une autre pour que je puisse garder mes forces en prévision de la soirée, mais ce n’était pas parce que je comprenais le problème que j’approuvais la solution. Même si on en avait parlé et que j’avais accepté (accord donné au forceps, soit dit en passant), ce n’était pas une raison pour assister à la scène et jouir du spectacle. Quelques minutes plus tard, on a frappé à la porte de la suite, et j’ai entendu Bill faire entrer quelqu’un (son dîner sur pattes, je présume). Il y a eu quelques chuchotements, suivis d’un gémissement étouffé.

Malheureusement pour ma tension, qui s’élevait dangereusement, j’avais trop de bon sens (et peut-être encore un reste de dignité) pour balancer ma brosse à cheveux ou une de ces fichues chaussures à talon contre le mur mitoyen. À la place, j’ai défait ma valise et commencé à ranger mes produits de toilette dans la salle de bains.

Peu de temps après, j’ai de nouveau entendu la porte de la suite s’ouvrir et se refermer. Bill a alors frappé à celle de la chambre avant d’entrer. Il avait les joues fraîches et roses, les traits parfaitement détendus. Encore plus efficace qu’un soin en institut de beauté, cette petite rasade de sang frais !

— Prête ? m’a-t-il demandé.

C’est alors que j’ai brusquement pris conscience de ce qui m’attendait. Je me préparais à sortir pour remplir un contrat : mon premier vrai boulot pour les vampires. J’ai été prise de sueurs froides. Si jamais j’échouais, ma vie ne tiendrait plus qu’à un fil, et Bill pourrait sous peu avoir l’air encore plus mort qu’il ne l’était déjà. J’ai hoché la tête, la gorge serrée.

— Ne prends pas ton sac.

— Pourquoi ?

J’ai examiné l’objet en question avec des yeux ronds. Il était très bien, ce sac ! Il était tout neuf et il avait coûté à Bill un prix astronomique.

— On peut cacher des choses dans un sac, m’a-t-il expliqué.

Des choses comme des pieux, ai-je supposé.

— Tu n’as qu’à mettre la clé de la chambre dans ta poche, a-t-il repris en me tendant le petit rectangle en plastique. Tu en as une, au moins ?

— Non.

Pourquoi croyez-vous que les créateurs de mode créent aussi leur ligne de maroquinerie ?

— Eh bien, glisse-la dans tes sous-vêtements.

J’ai soulevé ma jupe pour que Bill se rende très exactement compte de la surface de tissu dont je disposais pour caser la clé. Je dois dire que, quand j’ai vu sa tête, je n’ai pas regretté mon geste.

— C’est... euh... ça doit être... ce qu’on appelle un string ? a balbutié mon vampire préféré d’un ton soudain préoccupé.

— Ça doit être ça, oui. Je n’ai pas jugé utile de pousser le « look professionnel » jusqu’aux sous-vêtements.

— Ah !

À voir son expression abasourdie, on en serait presque venu à douter de ses facultés mentales. Il faut préciser que, depuis que j’avais vu l’effet qu’avait eu sur lui le slip en dentelle blanche de Pam, j’avais fait un petit tour au rayon lingerie, chez Tara’s Togs...

J’ai coincé le petit rectangle en plastique sous la lanière qui barrait ma hanche droite.

— Oh ! Je ne pense pas que ça tiendra, a dit Bill en fixant sur la clé de grands yeux brillants. Il faut pourtant que tu l’aies sur toi, si jamais on se trouvait séparés.

J’ai décalé le rectangle vers le bas.

— Sookie ! Tu ne pourras jamais l’attraper là en cas d’urgence !

J’ai fait la grimace, ce qui a semblé tirer Bill de sa transe lubrique.

— Euh... il faut y aller, a-t-il décrété.

— Bon... puisque tu insistes.

Et j’ai lissé ma jupe de tailleur sage sur mon sous-vêtement, qui l’était nettement moins.

Il m’a lancé un regard plein de rancune (allez savoir pourquoi !), puis a tapoté ses poches comme le font tous les hommes pour s’assurer qu’ils n’ont rien oublié : geste étonnamment humain pour un vampire. Ça m’a touchée plus que je ne saurais l’expliquer. On s’est ensuite adressé un petit hochement de tête façon commando, avant de marcher d’un même pas vers l’ascenseur. Isabeau de Belmont devait déjà nous attendre, et quelque chose me disait qu’elle n’en avait pas vraiment l’habitude...

La vampire sans âge (à laquelle on n’aurait pas donné plus de trente-huit ans) qui patientait dans le hall ressemblait à s’y méprendre à une statue. Au sein de l’hôtel, Isabeau n’avait pas besoin de jouer la comédie : elle était libre de se comporter en vampire, ce qui impliquait une propension à l’immobilité à durée illimitée. Les gens – les humains, s’entend – s’agitent tout le temps. Ils se sentent obligés d’avoir l’air affairés, actifs, tendus vers un objectif précis. Les vampires, eux, peuvent se contenter d’occuper l’espace sans avoir à justifier leur présence.

Lorsque nous sommes sortis de l’ascenseur, Isabeau était toujours à l’endroit où nous l’avions laissé, exactement à la même place. À la voir aussi figée, on aurait presque été tenté de se servir d’elle comme portemanteau (ce qu’on aurait amèrement regretté par la suite, à mon avis).

Quand nous sommes arrivés à moins de deux mètres d’elle, elle a tourné les yeux vers nous, tel un automate. Puis, comme si quelqu’un venait d’appuyer sur le bouton de mise en marche, elle a tendu le bras vers la droite.

— Suivez-moi, nous a-t-elle ordonné en se dirigeant vers la sortie.

Elle semblait glisser sur le sol. Barry a juste eu le temps d’ouvrir la porte devant elle. Il a quand même eu la présence d’esprit de baisser les yeux sur son passage – tout ce que vous avez entendu dire sur le pouvoir du regard des vampires est absolument vrai.

Comme on pouvait s’y attendre, Isabeau ne se déplaçait qu’en limousine à vitres teintées, avec toutes les options dernier cri. Bizarrement, elle a attendu que j’aie bouclé ma ceinture pour demander au chauffeur de démarrer. Bill et elle ne se sont pas donné cette peine. On s’est retrouvés immédiatement plongés dans la circulation de Dallas, au milieu d’une large avenue. Isabeau était plutôt du genre silencieux. Néanmoins, après cinq bonnes minutes de trajet, elle a daigné sortir de son mutisme.

On était en train de tourner à gauche quand elle a pointé un long doigt décharné vers la droite.

— Le dépôt des livres scolaires du Texas, a-t-elle annoncé d’une voix sépulcrale.

J’ai alors compris qu’elle avait reçu l’ordre de me montrer les hauts lieux touristiques de la capitale, avec commentaire à la clé. Intéressant... J’ai tourné les yeux dans la direction indiquée et observé avec curiosité le grand bâtiment en briques rouges. Je m’étais attendue à quelque chose de plus impressionnant.

Par la suite ont défilé la tour de La Réunion avec sa boule illuminée, l’hôtel de ville en pyramide inversée, le syndicat d’initiative (un vrai château de conte de fées)... Bref, j’ai eu droit à une véritable visite guidée.

La limousine a bientôt quitté le quartier des affaires pour une partie plus résidentielle de la ville. Les premiers bâtiments que j’ai vus restaient de taille modeste et conservaient des lignes très géométriques, mais, progressivement, ils ont laissé place à des maisons de plus en plus grandes et tarabiscotées. Notre destination n’a pas tardé à se profiler dans le pare-brise : un énorme édifice en forme de fer à cheval, planté au milieu d’une minuscule parcelle de gazon. Même dans le noir, la disproportion entre la pelouse et le bâtiment frisait le ridicule.

À ce moment-là, j’ai regretté que la visite de la ville n’ait pas duré un peu plus longtemps, voire beaucoup plus longtemps.

Le chauffeur s’est garé dans la rue, en face du manoir – c’est en tout cas ce à quoi cette énorme bâtisse me faisait penser. Bill est descendu et m’a tenu la portière. Je suis restée un instant plantée sur le trottoir. Je n’étais pas vraiment pressée d’honorer mon contrat, encore moins de mettre les pieds dans ce nid de vipères. C’est que cette baraque était remplie de vampires ! Je le sentais, tout comme je pouvais sentir la présence des humains. La différence, c’était qu’au lieu de percevoir les flux de pensées qui trahissaient l’activité mentale des gens, je détectais des... Comment expliquer ça ? Il y avait des vides dans l’espace, à l’intérieur de la maison. Chaque vide représentait un vampire. Ils s’inscrivaient en creux, en quelque sorte.

J’ai suivi Isabeau, qui se dirigeait déjà vers la porte d’entrée. Ce n’est que sur le seuil que j’ai perçu une trace d’énergie psychique à l’intérieur.

Le perron s’est éclairé, et j’ai aperçu les pierres couleur crème des murs. Je savais qu’on avait allumé la lumière à mon intention : les vampires voient aussi bien dans le noir qu’un humain en plein jour, et avec une bien meilleure acuité. J’avais eu plusieurs fois l’occasion de m’en rendre compte avec Bill. Isabeau s’est approchée de l’épais vantail en bois logé au creux d’un renfoncement, succession d’arches en plein cintre de taille décroissante. Une jolie couronne de fleurs séchées cachait le judas. Très humaine, cette déco. Et une habile manière de ne pas se faire remarquer... De fait, rien dans l’aspect extérieur de cette maison ne la distinguait de celles devant lesquelles on était passés. Rien ne laissait deviner qu’elle abritait des vampires.

Mais ils étaient bel et bien là. Et en force. Tout en suivant Isabeau à l’intérieur, j’ai fait le décompte : deux dans le hall, au moins quatre dans la pièce principale et bien six ou sept dans la cuisine, laquelle semblait avoir été conçue pour préparer de véritables banquets. Il était clair que le premier propriétaire de cette maison, celui qui l’avait fait construire, n’était pas un vampire – à part entreposer un réfrigérateur pour stocker ses bouteilles de sang de synthèse et un micro-ondes pour les réchauffer, que voulez-vous qu’un vampire fasse d’une cuisine ?

Devant l’évier, un grand type efflanqué – un humain – faisait la vaisselle. Peut-être y avait-il des domestiques humains à demeure, finalement. Il s’est à moitié retourné quand nous sommes entrés dans la pièce. Il portait des lunettes et il a hoché la tête en me regardant passer. Mais Isabeau nous entraînait déjà dans ce qui semblait être la salle à manger, et je n’ai pas eu le temps de répondre à son salut.

Bill était tendu. Je ne pouvais peut-être pas lire dans ses pensées, mais je le connaissais assez pour décoder son attitude. Il se tenait très droit, les épaules rejetées en arrière dans une posture un peu crispée. Aucun vampire n’est parfaitement décontracté quand il pénètre sur le territoire d’un de ses semblables. Les vampires ont autant de règlements et de lois que n’importe quelle autre communauté organisée. Ils s’arrangent seulement pour les tenir secrets.

Je n’ai pas tardé à repérer le leader. Il était assis en compagnie d’autres vampires à la longue table qui trônait au centre de l’immense pièce. Il avait tout d’un gangster. Du moins, c’est l’impression que j’ai eue de prime abord, avant que je ne me rende compte qu’il s’était soigneusement déguisé. Il avait pris soin de se cacher derrière ce masque parce qu’il était... bizarre. Ses cheveux blonds gominés étaient peignés en arrière. Son visage était mince et dénué de toute expression. Ses lunettes aux verres fumés posées sur le bout de son nez n’étaient que pur camouflage. Il portait une chemise sous un costume en polyester rayé noir et blanc. Sa peau était livide (oui, je sais, c’est évident) et parsemée de taches de rousseur. Ses yeux étaient dépourvus de cils, et ses sourcils à peine visibles.

— Bill Compton ? a demandé le gangster à lunettes noires.

— Stan Davis ? a répondu Bill.

— Oui. Bienvenue à Dallas.

Il avait un léger accent. Il s’appelait Stanislas Davidovitch dans une autre vie. Cette information inattendue m’est venue à l’esprit sans que je sache d’où elle sortait, et je me suis empressée de la chasser. Si l’un des vampires s’apercevait que je pouvais capter une pensée perdue dans la vacuité de leur esprit, je serais exsangue avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui m’arrivait.

J’ai enfoui ma peur au plus profond de moi, tandis que, derrière les verres fumés, les yeux décolorés de Stan Davis me détaillaient de la tête aux pieds.

— Bel emballage.

Je suppose que ce commentaire était censé être élogieux. Une espèce de petite claque dans le dos de son futur meilleur copain Bill, j’imagine.

Bill s’est contenté de hocher la tête en silence.

Les vampires ne se montrent jamais très loquaces. En tout cas, ils se passent très bien des formules de politesse et autres civilités dont les humains usent en de telles circonstances. Un humain, dans la position de Stan Davis, aurait demandé à Bill comment allait Éric (le supérieur de Bill et donc l’homologue de Stan en Louisiane) ; il l’aurait discrètement menacé, au cas où je n’aurais pas été à la hauteur de ses espérances, et nous aurait peut-être présentés aux principaux vampires présents. Pas Stan Davis. Il a levé la main, et un jeune vampire ténébreux au type latino a quitté la pièce. Il n’a pas tardé à revenir avec une fille qu’il tenait fermement par le bras. Quand elle m’a vue, la fille s’est mise à hurler et à se débattre pour essayer d’échapper à l’emprise de son gardien.

— Aidez-moi ! s’est-elle égosillée. Je vous en supplie, aidez-moi !

Pas de doute, j’avais affaire à une idiote. Qu’aurais-je pu faire pour l’aider dans une baraque bourrée de vampires ? Cet appel au secours était parfaitement ridicule. C’est ce que je me suis répété plusieurs fois de suite, à toute vitesse, pour réussir à garder mon sang-froid et à exécuter, sans scrupules, la tâche qu’on m’avait confiée.

J’ai planté mes yeux dans les siens et j’ai porté un doigt à mes lèvres pour lui faire signe de se taire. Dès qu’elle a réussi à capter mon message, elle a obéi. Non que j’ai le pouvoir hypnotique des vampires. C’est juste que j’ai exactement le physique familier et réconfortant de la brave fille qui fait un job sous-payé dans une petite ville du Sud : blonde, jeune et bronzée. Il se peut que je n’ai pas l’air très maligne, même si cela ne reflète pas la réalité. Mais à partir du moment où vous êtes blonde, jolie et où vous faites un boulot peu reluisant, vous êtes forcément niaise (les blagues de blondes, ça vous dit quelque chose ?).

Je me suis tournée vers Stan Davis, soulagée d’avoir Bill derrière moi pour me soutenir.

— Monsieur Davis, vous devez bien être conscient que j’ai besoin d’un peu plus d’intimité pour interroger cette fille. J’aimerais également savoir ce que vous cherchez.

La fille a éclaté en longs sanglots déchirants... et carrément énervants, étant donné les circonstances.

Les yeux délavés de Davis se sont rivés aux miens. Pas pour m’hypnotiser, ni pour me soumettre à sa volonté. Juste pour m’examiner de plus près.

Je croyais que votre compagnon connaissait les termes de mon accord avec son chef de zone, a répondu Stan Davis.

 

OK. Message reçu. Je n’étais même pas digne de son mépris : on ne méprise pas une humaine. Que j’aie seulement osé lui adresser la parole était aussi incongru qu’aurait pu l’être la supplique d’un hamburger sur pattes s’adressant au P.D.G. de McDo. Néanmoins, il fallait bien que je sache où j’allais.

— Il est parfaitement clair que vous avez rempli toutes les conditions posées par la cinquième zone, ai-je insisté en essayant d’empêcher ma voix de chevroter. Et, en échange, je peux vous assurer que je vais faire de mon mieux. Mais si j’ignore ce que je cherche, je ne peux pas savoir dans quelle direction aller.

— Nous voulons retrouver l’un de nos frères, a – t-il fini par lâcher, après un long silence pesant.

Je me suis efforcée de ne rien laisser paraître de ma stupeur.

Comme je l’ai déjà dit, certains vampires, comme Bill, vivent seuls. D’autres préfèrent la sécurité d’une vie en communauté, d’un «nid », selon l’expression consacrée dans leur jargon. Ceux qui ont partagé le même nid pendant un certain temps se donnent du « frère » ou du « sœur » entre eux. Certains nids subsistent pendant plusieurs dizaines d’années. Il y en a même un, à La Nouvelle-Orléans, qui a duré plus de deux siècles. Je savais, pour l’avoir appris de la bouche de Bill avant notre départ de Louisiane, que les vampires de Dallas appartenaient à un nid extrêmement important.

Je n’ai pas inventé la poudre, mais même une misérable humaine comme moi pouvait comprendre que, pour un vampire aussi puissant que Stan Davis, perdre un de ses « frères » n’était pas seulement surprenant, mais aussi franchement humiliant. Or, les vampires aiment être humiliés à peu près autant que les humains.

— Pourriez-vous me donner des détails, s’il vous plaît ? ai-je demandé de mon ton le plus neutre.

— Cela fait cinq jours que notre frère Farrell n’a pas regagné le nid, a répondu Stan Davis.

Je me doutais qu’ils avaient déjà fait leur enquête, passé au crible les terrains de chasse de prédilection du disparu et interrogé tous les vampires de Dallas pour retrouver la trace du dénommé Farrell. Pourtant, comme tout humain l’aurait fait à ma place, je ne pouvais manquer de poser la question. Mais lorsque j’ai ouvert la bouche, Bill m’a discrètement touchée dans le dos. Comme je jetais un petit coup d’œil derrière moi, il a secoué la tête. Stan Davis aurait probablement pris ma question comme une insulte. J’ai aussitôt changé mon fusil d’épaule.

— Cette fille a donc un lien avec Farrell ?

Elle s’était calmée, mais tremblait toujours comme une feuille. Le vampire ténébreux qui la tenait par le bras semblait être la seule chose qui l’empêchait de s’effondrer.

— Elle travaille dans le club où Farrell a été vu pour la dernière fois. C’est un de nos établissements : La Chauve-Souris.

Les vampires ont une nette propension à investir dans les pubs et dans les discothèques, étant donné que ce genre d’entreprises ne fonctionnent à plein régime que la nuit. Et puis, une piste bondée de vampires, a tout de même une autre allure qu’une laverie automatique ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec une rangée de types blafards aux dents longues alignés devant des tambours de machine à laver !

Au cours des deux dernières années, les bars de vampires (ou «vamp’bars », comme disaient les branchés) étaient devenus les endroits les plus prisés des noctambules. Les malheureux humains accros aux vampires qui hantaient les vamp’bars et les vamp’clubs, souvent déguisés et grimés à l’image de leurs idoles dans l’espoir d’attirer leur attention, se multipliaient de façon alarmante. Les touristes accouraient par centaines pour les voir, eux et leurs modèles. Par conséquent, ces lieux, fréquentés par une faune un rien malsaine, n’étaient pas des plus sûrs, notamment pour ceux qui y travaillaient.

J’ai lancé un regard au vampire latino, en lui désignant une des chaises autour de la table. Il a poussé la fille et l’a obligée à s’asseoir. Je me suis penchée vers elle, prête à entrer dans son esprit. Elle n’avait pas la moindre protection mentale. J’ai fermé les yeux.

Elle s’appelait Bethany et avait vingt et un ans. Elle s’était toujours considérée comme l’enfant terrible de la famille, la brebis galeuse. Elle ne savait pas vraiment où elle mettait les pieds quand elle avait postulé pour un emploi de serveuse à La Chauve-Souris. Mais pour elle, obtenir ce travail dans un vamp’club, c’était l’acte de révolte suprême, sa plus belle victoire de rebelle, l’initiative la plus subversive qu’elle ait prise de toute sa vie. Une initiative qui pourrait bien, un jour, l’écourter de façon radicale, sa vie...

J’ai relevé les yeux vers Stan Davis.

— Nous sommes bien d’accord : si elle me donne les informations que vous cherchez, elle repartira libre et sans qu’il lui soit fait aucun mal.

Je savais que je prenais un risque. Après tout, Davis avait déjà mentionné le contrat qu’il avait passé avec Éric, ce qui signifiait qu’il entendait s’y conformer. Mais j’avais besoin d’en être sûre.

J’ai entendu un soupir excédé derrière moi et surpris une lueur meurtrière dans les prunelles de Stan Davis.

— Oui, a-t-il craché, ses canines à moitié sorties. Nous sommes d’accord sur ce point.

Nos regards sont restés rivés l’un à l’autre un instant. Nous savions tous les deux que, moins de deux ans auparavant, les vampires de Dallas auraient enlevé Bethany et l’auraient torturée jusqu’à ce qu’ils aient obtenu la dernière miette d’information qu’ils auraient pu lui arracher (et quelques-unes qu’elle aurait inventées juste pour faire cesser la douleur).

L’intégration des vampires dans la société américaine et la révélation publique de leur existence avaient certes eu beaucoup d’avantages pour eux. Mais il y avait aussi un prix à payer. Le prix de mes services, par exemple.

— À quoi ressemble Farrell ?

— À un cow-boy, a répondu Stan Davis sans la moindre touche d’humour. Il porte toujours un jean, une chemise fermée par des boutons-pression en fausse nacre et ces espèces de lacets qui font office de cravate.

Les vampires de Dallas ne semblaient pas très au fait de la mode. Peut-être que j’aurais pu garder mon uniforme de serveuse, finalement.

— Yeux ? Cheveux ?

— Il a les cheveux bruns grisonnants et les yeux marron. Une mâchoire inférieure proéminente. Il mesure environ... un mètre... quatre-vingt-cinq...

Il avait manifestement dû faire une conversion.

— Vous lui donneriez entre trente-huit et quarante ans, a-t-il poursuivi. Il n’a ni barbe ni moustache et il est plutôt maigre.

— Accepteriez-vous que je m’isole avec Bethany dans un endroit plus... privé ?

Disparition a Dallas
titlepage.xhtml
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm